DEUXIEME PARTIE

LE VOYAGE ENTOMOLOGIQUE

 

 

 

Rapport de Pierre Saint-Menoux à Noël Essaillon sur son voyage en l’an 100000

 

 

Au moment d’écrire ce que j’ai vu, je me rends compte des difficultés de ma tâche. L’usage des adjectifs ne m’est pas familier. Le langage des mathématiques auquel je suis habitué comporte relativement peu de mots, qui s’adressent à l’intelligence et n’émeuvent point notre sensibilité. Je crains, dans ma maladresse à employer le style descriptif, de pécher par excès de sécheresse ou de verser, au contraire, dans un pittoresque de mauvais aloi. Le monde extraordinaire qu’il m’a été donné d’explorer défie notre vocabulaire. Je m’efforcerai d’être exact.

J’ai quitté le laboratoire le 6 juin 1942, à dix heures vingt-sept minutes, mon appareil réglé pour arriver à la même heure du même jour de la même saison.

Je ne me dissimulais pas que ces divisions de notre temps ne correspondaient peut-être plus à celles du millième siècle. Le mécanisme des astres n’est pas forcément immuable. Les jours, les saisons pouvaient avoir changé de durée. Allais-je retrouver le soleil et la lune ? Allais-je même retrouver la Terre ? Je m’attendais aux pires surprises.

J’arrivai couché. Deux trous ténébreux se promenaient au-dessus de mes lunettes. Les naseaux d’un monstre occupé à me flairer ! Terrifié, j’allais appuyer sur le vibreur, quand je reconnus le mufle d’une vache. Je n’aime pas beaucoup ces bêtes cornues, mais la présence de celle-ci me combla de joie.

Comment rêver, pour m’accueillir, d’un être plus pacifique ?

J’apercevais entre ses oreilles un ciel d’un bleu extraordinaire, si pur, si net, qu’il paraissait peint sur une surface. Je remarquai incidemment que la vache ressemblait à ma logeuse. J’étais tout occupé à écouter, à flairer, à percevoir.

Je baignais dans une atmosphère d’une grande douceur. Une odeur d’herbe écrasée traversait mon rhume. J’entendais un étrange concert, un mélange de quelques sifflets aigus, à peine modulés, qui se croisaient sur le fond puissant d’un ronflement de basses d’orgues. Ce dernier son paraissait venir des profondeurs de la terre. Le sol, sous moi, en était tout vibrant.

Telles furent mes premières impressions dans le monde nouveau, celles qui m’assaillirent en une seconde, avant que j’eusse pris le temps de bouger : le nez d’une vache, une part de ciel bleu, la douceur de l’air, une odeur verte, une gerbe de sifflets, et le sol qui tremblait comme au passage du métro.

Je donnai une tape sur le museau de la vache, qui s’écarta en m’abandonnant un fil de bave. Je vis la brave bête dans son entier et fus saisi de stupeur. Son corps n’était qu’une mamelle qui pendait entre quatre pattes raides et se terminait, au ras du sol, par un seul tétin. Cette mamelle, rose et ronde, ressemblait à un monstrueux sein de femme. J’évaluai sa contenance à quatre cents litres environ. J’étais ému. Du fond de mon être, des souvenirs, jusque-là inconscients, surgissaient. Je revis la grasse nourrice à laquelle m’avait confié ma mère malade, je me rappelai la tiédeur de l’énorme globe où je prenais la nourriture… Chassant l’attendrissement, je me levai, dévoré de curiosité. J’eus aussitôt la preuve de la présence des hommes.

Autour de moi, une cinquantaine de vaches semblables broutaient l’herbe drue. La plaine se continuait jusqu’à l’horizon. De cette étendue verte s’élevaient des rangées de cônes gris, tous semblables, hauts, me sembla-t-il, de trois à quatre cents mètres, alignés dans deux directions perpendiculaires, comme meules dans un champ, jusqu’à l’infini. La régularité de leur espacement, de leur forme, de leurs dimensions, attestait que ces constructions étaient l’œuvre de mains humaines.

Un bruit furtif me fit retourner. Bouleversé, je me trouvai en face d’un homme. Il était nu.

Je m’apprêtais à disparaître, mais il passa, me frôla, sans avoir manifesté qu’il se fût aperçu de mon existence. Son regard avait glissé sur moi avec une indifférence minérale. J’eus l’impression affreuse d’être regardé par un être d’un autre monde, par un spectre, un mort ou un dieu.

Plusieurs hommes suivaient le premier, pareils à lui dans leur nudité et leur calme. Ils marchaient à grands pas lents et lourds, laissaient pendre leurs longs bras comme outils au repos. Ils arrivaient les uns derrière les autres, ne parlaient point, ne regardaient rien. Leur peau était rude, couleur de vieux bois, sans un poil ni un cheveu.

Si vous vous trouvez, tout à coup, en face d’un de vos semblables dépourvu de vêtements, sur quelle partie de son corps portez-vous aussitôt les yeux ?… Je n’échappai pas à ce réflexe, dû sans doute à d’obscurs refoulements. Mais rien ne s’offrit à ma vue. Le bas de ces ventres bruns était lisse et nu. Je me dis qu’en mille siècles l’organe de la reproduction pouvait bien, après tout, avoir changé de place. Mais je le cherchai en vain, et cette recherche me causa bien d’autres surprises. Les muscles fessiers de ces êtres étaient soudés en une seule masse demi-sphérique, polie comme un vieux cuir. L’anus, lui aussi, avait disparu.

Par contre, la poitrine s’était développée vers le bas, aux dépens de l’abdomen résorbé. Les côtes descendaient jusqu’aux cuisses. L’homme de l’an cent mille n’avait plus de tripes !

La lente file d’êtres asexués se dispersa dans le champ. Chacun d’eux vint se placer devant une vache et se mit à siffler, sur une seule note, grêle, continue, comme sifflent les percolateurs dans le petit matin. La vache interrompait son repas, levait la tête et suivait le siffleur mélancolique.

En caravane, les bergers et leurs bêtes prirent la direction du cône le plus proche. Je les suivis. Les feuilles de l’herbe, très épaisses, s’écrasaient sous mes bottes et crachaient un jus mousseux. Des franges de bave verte pendaient aux mufles des vaches.

Je vis au loin d’autres groupes d’hommes et de bêtes qui se dirigeaient vers les cônes ou s’en éloignaient.

Je marchais à côté des bergers, tournais autour d’eux, les regardais à mon aise. Eux continuaient de m’ignorer. Ils mesuraient environ un mètre soixante, un peu plus, un peu moins, d’un individu à l’autre.

Leur cou trapu portait une petite tête dont le crâne nu luisait autant que leur derrière. Leurs yeux étaient fixes comme ceux des poules, et leur nez réduit de volume mais fort ouvert. Leur bouche n’était qu’un trou sans dents dans le bloc des mâchoires soudées l’une à l’autre. Seules les lèvres conservaient leur mobilité.

En considérant leur longue poitrine qui se gonflait des épaules à l’os iliaque, leur bouche incapable de mâcher et l’absence d’orifice évacuateur, je me posais avec une grande curiosité le problème de leur nutrition. Je pensais en même temps qu’il leur était plus aisé qu’à nous, leurs malheureux ancêtres, de mériter le Paradis. Pas de sexe, pas d’estomac. Il leur restait bien peu d’occasions de pécher.

Nous poursuivions sans perdre de temps notre chemin vers le cône. Je m’étais déjà habitué à mes nouveaux compagnons. J’éprouvais pour eux une sympathie qui était peut-être une déformation de l’instinct paternel. L’air était très doux, le bon vieux soleil brillait dans le ciel très pur. Des troupeaux d’animaux roses, que je crus reconnaître de loin pour des porcs, batifolaient çà et là dans la plaine. Des bosquets mettaient des taches plus sombres sur le vert uni du paysage. Mes regards se reposaient sur la profondeur et le moelleux de la couleur de l’herbe. Mes yeux s’y baignaient, s’y lavaient de la fatigue de toutes les heures de travail sous la lampe, et de l’acidité des insomnies. Les sifflets des vachers entrecroisaient dans l’air leurs notes grêles. Le sol continuait de ronfler. À chaque pas, de longues vibrations me montaient dans les cuisses.

Etait-ce la tiédeur de l’air, l’odeur de l’herbe écrasée, l’entêtement du concert monotone ? Je sentais peu à peu mon esprit s’engourdir. Mon étonnement devant le monde nouveau s’éteignait doucement, ma curiosité diminuait, disparaissait. Curiosité de quoi ? N’avais-je pas toujours connu ce décor, ces êtres, mes frères ? N’étais-je pas pareil à eux, un homme comme eux ? Un membre humble, passif, heureux, de la grande famille humaine ? Ma respiration devenait plus lente et plus calme, mon cœur battait à un rythme moins vif. Sans y penser je vins me ranger au bout de la file. Je laissai pendre mes bras. Je me mis à marcher à grands pas lents, et commençai de siffler.

Mon sifflet aigre, de souffle court, détonna si désagréablement parmi les autres que je m’arrêtai net et m’éveillai, comme on s’éveille après s’être laissé aller, en rêve, à un besoin qui a mouillé les draps.

Effrayé de cette torpeur qui m’avait saisi, je me secouai et me promis de me surveiller. Mes compagnons paisibles continuaient leur route. Ils semblaient ne m’avoir point entendu. Je m’approchai du dernier et lui criai dans l’oreille : « Comment allez-vous ? » J’aurais peut-être pu trouver une question plus originale. Mais ce fut la première phrase qui me vint aux lèvres. Je n’attendais d’ailleurs pas une réponse, mais un réflexe. Il ne s’en produisit aucun. Le berger ne broncha pas. Je posai ma main sur son épaule. Il ne la sentit pas plus qu’une statue ne sent le pigeon qui se perche sur ses cheveux de bronze. Je m’apprêtais, toute prudence perdue, à lui allonger un coup de poing quand, brusquement, tous les hommes qui composaient la caravane se tournèrent ensemble vers moi et, pour la première fois, me virent ! La terreur agrandit leurs yeux ronds, et l’étonnement leur bouche. Non moins effrayé, je posai le doigt sur le bouton du vibreur. Le geste de mon bras jeta la panique. Les bergers s’enfuirent à toutes jambes, en poussant des cris aigus de femelles. Les vaches, abandonnées, restèrent sur place. Une d’elles meugla doucement.

L’affolement avait gagné en même temps tout le carré de plaine délimité par les quatre cônes entre lesquels je me trouvais. Les vachers laissaient leurs troupeaux, fuyaient droit devant eux en criant comme des roquets battus. Ils couraient dans n’importe quelle direction, s’arrêtaient pile, repartaient dans un autre sens, se heurtaient entre eux, finissaient par arriver, après cent zigzags, au bord du carré en alerte, franchissaient sa limite invisible et retrouvaient aussitôt leur calme, comme des poissons remis dans l’eau. Autour de ce carré, la vie normale continuait. Nul, parmi les êtres qui poursuivaient là leurs lentes occupations, ne semblait s’apercevoir du trouble qui régnait à côté d’eux.

Le ronronnement qui montait de la terre s’arrêta tout à coup. Les clameurs des bergers redoublèrent, leur fuite s’accéléra. Je me sentis moi-même envahi d’une terreur sans nom, dont je ne savais point la cause. Je devinais qu’un danger effroyable allait surgir. Sans plus attendre, j’appuyai sur le bouton du vibreur.

Une seconde plus tard, la terre se mit à trembler au son de cent mille tambours battant la charge, quelque part dans ses profondeurs. Ce bruit chemina, s’éloigna du lieu que foulaient mes pieds, se concentra vers les quatre cônes situés aux coins du carré de plaine affolé.

À la base de chaque cône était pratiquée une ouverture pareille à l’entrée d’un tunnel. De ces portes je vis sortir des files d’individus dont l’aspect me fit frémir. D’une taille double de la mienne, aussi larges que des croupes d’éléphant, ils avançaient à pas pesants, en rangs par quatre, et scandaient leur marche en frappant leurs poitrines colossales de leurs énormes poings. Chaque coup résonnait comme le choc d’un maillet sur un foudre vide. L’ensemble composait ce bruit qui m’avait ému si fort.

Je bénis le vibreur qui me permettait d’échapper à ces monstres, car je ne doutais pas qu’ils fussent sortis de terre pour me détruire. Ils étaient nus, eux aussi. Un assemblage d’os gigantesques et de muscles démesurés composait leurs corps. Pas plus que les timides bergers, ils ne paraissaient avoir de tripes ni de sexe. Leurs côtes descendaient jusqu’à leurs cuisses, pareilles à des arches de pont.

Il ne cessait d’en sortir des portes béantes. Marchant avec une lenteur de pachydermes, ils établirent une barrière vivante entre les quatre cônes et, dans un magnifique mouvement d’ensemble, se tournèrent vers le centre du carré qu’ils venaient ainsi de former. Ils cessèrent alors de frapper leur poitrine, déployèrent leurs bras et commencèrent d’avancer en poussant des cris qui tenaient du barrissement et du cri du dindon multiplié à la puissance mille. Leurs bras, qui pendaient jusqu’à terre, se terminaient par des mains difformes. L’index et le majeur, l’annulaire et l’auriculaire s’étaient soudés pour ne former que deux doigts épais comme des bras d’athlète, auxquels s’opposait un pouce tout aussi gros. Des griffes aiguës les armaient.

En haut de leur corps, leur tête au crâne poli paraissait minuscule. Les traits du visage étaient presque entièrement effacés. Les yeux à fleur de chair, sans cils ni sourcils, regardaient droit devant eux. Deux trous remplaçaient le nez, les oreilles s’étaient résorbées, le menton se fondait dans un cou musculeux posé en pyramide sur des épaules prêtes à porter la charge d’Atlas.

Je posai mes mains sur les écouteurs pour atténuer le bruit qui me fracassait la tête. Mais les hurlements traversaient ma chair fantôme, m’emplissaient la cervelle. Je dus faire appel à toute ma raison pour calmer mon système nerveux.

Pendant que les guerriers s’avançaient à la rencontre les uns des autres vers le centre du carré, d’autres continuaient de sortir des cônes, formaient de nouvelles files et marchaient sur les traces des premiers.

Plusieurs troupeaux de vaches se trouvaient dans le champ d’action de l’armée déployée. Depuis que leurs bergers les avaient abandonnées, les bonnes laitières n’avaient pas bougé de place. Elles tournaient leur tête, de-ci, de-là, regardaient le vide de leurs gros yeux tristes, meuglaient de la même voix mélancolique que celles de notre temps et bavaient.

Les guerriers rugissant s’avançaient, les bras en avant. Leurs griffes se plantèrent dans la tendre chair des vaches. Le lait mêlé de sang coula en ruisseaux roses. Les quadrupèdes furent en un clin d’œil écartelés. Les tueurs ne s’étaient même pas arrêtés. La file suivante s’empara des morceaux et en fit des fragments. La troisième vague transforma les fragments en bouillie. Les porcs subirent le même sort, ainsi qu’une vingtaine de bergers qui n’avaient pas eu le temps de fuir. Lorsque les premières files combattantes se rencontrèrent sur le champ de carnage, elles commencèrent de s’entre-déchirer avec la même vigueur et les mêmes cris. Il ne subsista bientôt que la troisième réserve, fort occupée à transformer en charpie les fragments de cadavres.

Je tremblais d’horreur. Rien, évidemment, ne pouvait échapper à un tel mécanisme de mort. Rien, sinon l’être impondérable que j’étais devenu grâce au vibreur. Mais que serait-il resté de moi si je n’avais disposé de ce providentiel instrument ?

Les guerriers survivants avaient cessé de hurler. Ils grondaient maintenant comme des fauves repus, et se rassemblaient au centre du terrain. Je leur tournai le dos et m’en fus d’un seul élan jusqu’à la porte du cône le plus proche. Près de cette ouverture se tenait un guerrier plus petit que les autres. Il regardait de loin les opérations, ses mains à demi fermées, posées devant les yeux comme des longues-vues. Sur ses avant-bras avaient poussé quatre touffes de poils blancs en forme d’étoiles.

Je me retournai vers la campagne couverte de débris, gluante de sang. La raison du carnage, c’est-à-dire moi-même, subsistait. On l’avait oubliée. Un grand nombre d’innocents avaient péri. L’herbe même était détruite. J’admirai avec quelle pureté, à travers mille siècles, les traditions de la guerre s’étaient conservées.

 

 

 

 

Suite du rapport de Saint-Menoux

 

L’ouverture pratiquée dans le cône avait à peu près les dimensions du portail d’une cathédrale. Mais je ne vis aucun système qui permît de la fermer. Il me fallut parcourir près de vingt mètres pour franchir l’épaisseur du mur de terre battue. Devant moi s’ouvrirent trois allées. L’une, à gauche, montait ; une autre, à droite, descendait ; la troisième, au milieu, s’enfonçait de plain-pied dans le tumulus.

Les guerriers qui rentraient de la bataille, couverts de sang, s’enfoncèrent en rangs par quatre dans l’allée de droite. L’homme aux étoiles marchait maintenant à leur tête et bombait le torse. Des bergers arrivèrent, sifflant leurs vaches. Ils pénétrèrent dans l’allée centrale. Je les suivis.

Une douce lueur remplaçait la lumière du jour. Elle provenait d’une multitude de champignons phosphorescents qui poussaient sur les murs avec une rapidité singulière. Je les voyais passer en quelques secondes de la dimension d’un pois à celle d’une pomme, puis se flétrir, et leur cadavre jeter un nouveau bourgeon. Ils se pressaient, se chevauchaient en une palpitation continuelle de flamme froide, pendaient du plafond en lourdes grappes aussitôt résorbées et sans cesse grandissantes.

L’avenue déboucha dans une vaste salle circulaire voûtée, éclairée par la même lumière. À terre, des outres bleuâtres, dont certaines paraissaient pleines et d’autres vides, étaient rangées en files sur une couche d’herbe sèche. J’estimai leur nombre à deux ou trois milliers.

Un des bergers entrés avec moi conduisit sa vache vers une de ces outres flasques et introduisit le tétin de l’animal dans un trou du récipient. J’entendis avec étonnement un bruit de succion. Je m’approchai. Ce n’était pas un trou, mais une bouche qui suçait le pis de la bête ! Autour de cette bouche s’étalait une sorte de visage humain, plat comme une crêpe, une face lunaire, sans crâne, ni cou, à peine distincte de l’abdomen dans lequel se vidait la mamelle.

La bouche suçait comme celle d’un bébé affamé. Les yeux sans âme exprimaient une sorte de plaisir passif, teinté d’abrutissement, et me rappelaient cette expression qu’on voit dans les restaurants aux hommes seuls à table, qui ne lisent ni ne parlent et ne sont occupés qu’à mâcher.

J’entendais le gargouillis du liquide qui coulait à l’intérieur de l’être affamé. De part et d’autre de son ventre pendaient, atrophiés à une échelle de poupée, des jambes et des bras mous.

Le cœur soulevé, je dus me rendre à l’évidence : ces outres épandues sur la paille, ces récipients, ces ventres sans cervelle, sans muscles, sans os, étaient eux aussi des hommes ! Ce monstre, que je foulais de mes bottes invisibles, était peut-être né de mon sang…

Le repas se terminait. La vache vide et l’homme-ventre plein, le berger retira le tétin de la bouche avec le bruit d’un bouchon qu’on arrache. Une bulle monta des lèvres circulaires et éclata. Des paupières translucides fermèrent lentement les yeux plats. Un clapotis fit frissonner la peau de l’abdomen. L’être commençait sa digestion.

Partout dans la grande salle, la même opération s’accomplissait. Chaque ventre vide était rempli. Mille bouches baisaient les mamelles. Les ventres gargouillaient, les bergers sifflaient doucement leurs vaches rêveuses, le ronflement d’orgue montait de nouveau de la terre. Mon émotion s’apaisait. Je retrouvais la tranquillité d’esprit indispensable à l’observation.

La première chose que je remarquai fut l’absence de fumiers. Ces individus tout en tripes ne possédaient pas plus d’anus que les vachers et les soldats. J’en conclus que la digestion s’accompagnait chez eux d’une assimilation totale, sans déchets.

Au centre de la salle se dressait une plate-forme circulaire, un genre de kiosque à musique, sur lequel je voyais de loin s’agiter quelque chose. Je m’approchai.

Trois créatures de grande taille, très minces, presque filiformes, se tenaient par la main et se déplaçaient en une lente ronde, le visage tourné vers l’extérieur.

C’étaient encore des hommes, qui tournaient devant moi, à grands pas de leurs jambes grêles. Il suffisait pour m’en convaincre de regarder leurs pieds, si pareils aux pieds humains de notre temps, et leurs mains nouées dans le geste éternel de l’amitié. Mais quelles têtes étranges terminaient leurs corps ! Une de ces trois créatures agitait des oreilles aussi larges, aussi longues que des feuilles de bananier. Elle pointait vers tous les coins de la salle ses immenses pavillons roses, comme si elle eût voulu saisir le moindre murmure. La seconde possédait un nez en olifant, partagé en deux vastes narines, dont les ailes palpitaient sans arrêt comme celles d’une chauve-souris. Du crâne de la troisième partaient trois tentacules, trois serpentins qui se déployaient et se tordaient en l’air, terminés chacun par une protubérance blanchâtre. Je ne devinai la nature de ces appendices que lorsque l’un d’eux me frôla et que je vis à son extrémité, comme un bouton au bout d’un fil, un œil ! Cet être projetait dans l’espace trois yeux. L’œil pinéal avait repoussé derrière sa tête nue. Il balançait ses trois prunelles, les dressait vers le plafond, les projetait par-dessus ses épaules, les abaissait au ras du sol, en une quête continuelle de je ne sais quelles visions.

Les trois êtres poussaient à mi-soupir une complainte d’une mélancolie monotone. Ils tournaient à grands pas lents, la main dans la main, gémissaient d’une voix qui ressemblait à celle d’un enfant qui pleure très loin, au fond de la nuit. Et les oreilles de l’un, les yeux de l’autre, le nez du troisième, leurs pieds à tous trois, leurs bras balancés s’agitaient à la lente cadence de leur murmure.

Malgré les déformations de leurs visages, ils gardaient une apparence humaine et désolée. Ils semblaient conscients de leur hideur, à la fois résignés à leur sort et inconsolables. Mais je crois que je fais ici la part trop belle à ma sensibilité. On rencontre tous les jours des gens laids qui paraissent malheureux et qu’on plaint, et qui ne changeraient pas leur nez contre celui d’Adonis.

Je me détournai du trio. Je croyais avoir deviné son rôle. Muni d’organes des sens développés à l’extrême, il devait être chargé de déceler tout ce qui se passait d’anormal dans son champ de vision, d’ouïe et d’odorat.

J’avais rencontré des êtres musculaires, bergers et soldats, chargés d’une tâche précise, et dont les sens percevaient uniquement ce qui se rapportait à leur travail.

J’avais vu ensuite des ventres qui se nourrissaient comme quatre cents. Sans doute mangeaient-ils pour les hommes sans tripes.

Je venais enfin d’examiner des créatures qui regardaient, écoutaient, flairaient, pour toute la collectivité. Je commençais à comprendre le fonctionnement de la cité. Mais avant d’émettre des hypothèses, il me fallait pousser plus loin mes investigations.

Depuis que j’avais pénétré dans le cône, j’entendais, par-dessus les glouglous et les hoquets des ventres, et le murmure désolé du trio central, un lointain concert de cris affreux. Je quittai la grande salle, à travers le plafond, et parvins dans une seconde pièce à peine plus petite. Je crus entrer dans l’enfer. Une lumière ardente palpitait autour de moi comme les flammes d’un bûcher. Des champignons rouges couvraient les murs d’un grouillement éclatant, éclairaient d’un feu de soleil couchant des êtres qui se débattaient au sol. Il me fallut quelques secondes pour m’habituer au changement de lumière. Sur la litière d’herbe sèche étaient alignés des hommes-ventres d’une variété nouvelle, munis de bras solides, de mains à crocs et d’une gueule de requin.

Un berger suivi d’un porc s’approchait d’un de ces hommes-mâchoires. Celui-ci étendait ses bras dans l’air couleur de sang, accrochait l’animal hurlant, le portait à sa gueule et, d’un seul coup, lui coupait les deux jambons. En moins d’une minute, il l’avalait tout entier.

Je dois avouer que je ne suis pas parvenu, au cours de mes nombreux voyages, à étouffer mon émotivité, à éviter la stupeur, ou l’horreur, ou la joie. Ce que j’avais déjà vu ne m’empêchait pas d’être ému par ce que je voyais de nouveau. Je me suis efforcé, cependant, de garder toujours l’esprit clair.

Je fus donc pris de pitié pour ces cochons roses et je me penchai sur l’un d’eux avec sympathie. C’était bien notre cochon familier, l’innocent compagnon de saint Antoine. Un animal peut être plus parfait que nous, puisque en ces mille siècles il n’avait plus évolué, alors que l’homme s’était transformé d’une façon si radicale. Il avait pourtant perdu sa queue, sans doute jugée inutile…

Je fis taire ma pitié déplacée  – n’aimons-nous pas, nous aussi, le boudin ? — et quittai sans plus tarder ces lieux sanglants.

À l’étage au-dessus, éclairé de vert tendre, je trouvai une troisième variété d’hommes-ventres, nourris de fruits. Des cultivateurs passaient parmi eux. Chacun apportait deux pommes ou deux poires, une dans chaque main. Je fus étonné de ce gaspillage de temps et de travail. Je me rappelai n’avoir vu jusqu’ici, entre les mains des hommes du millième siècle, ni outil ni récipient. J’en conclus qu’ils ne possédaient aucune industrie et que l’artisanat lui-même avait disparu.

La quatrième salle était éclairée par des champignons couleur d’or. Cette lumière joyeuse me ragaillardit. Au centre de la salle, une grande cuve de terre avait été bâtie. Des sentiers escaladaient ses flancs en pente. Des cultivateurs y grimpaient d’un pas léger, presque dansant. Arrivés au sommet, ils y jetaient, après l’avoir broyée entre leurs mains, une seule grappe de raisin et s’en retournaient en chercher une autre. Le contenu de la cuve fermentait. Le trop-plein coulait dans plusieurs centaines de petites rigoles de terre, jusqu’aux bouches en forme d’entonnoirs de nouveaux hommes-ventres. Ceux-ci étaient pourvus de nez rouges et de petits yeux gais. Ils rotaient. Ils ressemblaient, plus que tous les autres, à l’homme commun du XXe siècle.

Dans chacune des salles, un trio d’alerte tournait sa même ronde mélancolique, au même rythme de la même plainte. J’en trouvai un autre au sommet du cône, sur la minuscule plate-forme extérieure à laquelle aboutissait l’allée montante. Il surveillait la campagne. C’était certainement lui qui m’avait décelé. Mon scaphandre vert qui se confondait avec l’herbe m’avait permis d’échapper aux regards de l’argus. Mais dès que je m’étais mis à siffler et crier, les oreilles-bananier m’avaient entendu. Par quel mystérieux moyen les bergers avaient-ils aussitôt connu ma présence, et les guerriers reçu l’ordre de me détruire ? Ma première visite en l’an 100000 ne m’a pas permis de le préciser. Je crois cependant connaître, depuis mes explorations dans les siècles antérieurs, la force qui permet aux hommes nouveaux de communiquer entre eux. Il me reste à découvrir la façon dont ils l’emploient.

De ce lieu élevé, mon regard s’étendait au loin. Des cônes, pareils à celui que je venais de visiter, s’élevaient à distances régulières, en nombre infini. Leurs pointes transformaient les horizons en lames de scie. Chacun d’eux était couronné par la même trinité grotesque et désolée.

Le peuple des cultivateurs s’affairait lentement auprès des vaches et des porcs, et des bosquets d’arbres fruitiers. Je ne vis plus aucune trace du massacre. L’herbe miraculeuse avait déjà repoussé. La prospérité des pâturages effaçait le souvenir de la mort. D’autres vaches broutaient le gazon. Le peuple des cultivateurs s’affairait lentement parmi les animaux blancs et roses, taches douces à l’œil sur le vert profond. Le concert des sifflets et des orgues souterraines emplissait l’air d’une vibration rassurante. Le soleil brillait dans un ciel d’émail. Le monde nouveau offrait l’image d’une paix sereine.

Je résolus de prendre un film. J’arrêtai le vibreur et sortis ma caméra. Je reçus le choc de l’odeur puissante de l’herbe, que j’avais presque oubliée. Elle pénétra dans ma tête et dans ma chair, sur le rythme des longs ronflements qui montaient de la terre, m’envahit jusqu’au fond de mes bottes. Je me sentais devenir vert. La tiédeur de l’air me baignait comme une eau, me comblait de bien-être. La même torpeur qui m’avait déjà envahi ralentit mes mouvements et assoupit ma curiosité. La caméra pendit au bout de mon bras. Je réagis vivement, et continuai ma prise de vue.

Derrière moi, le trio d’alerte avait accéléré sa ronde. À une cadence précipitée, son gémissement monta jusqu’à l’aigu. Le nez-olifant me humait bruyamment à chaque tour. Les oreilles ramaient autour de ma tête. Les yeux-tentacules m’enveloppaient d’arabesques ; leurs prunelles navrées passaient en éclair devant mon visage.

J’entendis résonner, dans les entrailles de la terre, les poitrines-tambours. Je me représentai la marche des guerriers impitoyables le long de la piste en colimaçon. Je n’attendis pas leur arrivée…

 

 

 

 

Annette se trouvait seule dans le laboratoire quand Saint-Menoux revint. Son père sommeillait au salon, près de la fenêtre ouverte, le nez dans sa barbe. Annette rangeait les instruments dont il s’était servi, les flacons où clapotaient les liqueurs troubles. Elle ferma un placard, chantonna en traversant la pièce. Elle avait libéré ses cheveux qui roulaient sur ses épaules en lourdes boucles vivantes.

L’image du grand garçon l’emplissait tellement qu’elle avait à peine conscience de penser à lui. D’abord inquiète de son départ, elle s’était vite rassurée, certaine de le revoir comme de revoir le soleil après la nuit.

Il surgit devant elle, vertical.

Elle poussa un petit cri et mit ses deux mains sur son cœur.

— Oh ! dit-elle, vous m’avez presque fait peur…

Il ne répondit pas, ne bougea pas. Il la regardait.

Dans son esprit grouillaient les images des hommes du millième siècle. Les ventres hideux, les gueules de requins, les yeux baladeurs, les mains à crocs, les poitrines monstrueuses, les derrières soudés dansaient dans sa mémoire une farandole de cauchemar. Et voici qu’il était accueilli à son retour par la plus merveilleuse créature de son temps : une jeune fille.

Il la regardait, il découvrait les miracles d’harmonie de ses formes, de son teint, de ses attitudes.

« Comme ses yeux sont grands ! pensait-il. Comme ses lèvres sont roses et douces ! comme ses joues sont pâles, dans ses cheveux noirs !… »

Il s’émerveillait d’appartenir à un monde qui possédait des millions de semblables créatures. Tout autour de la terre, dans le jour et dans la nuit, dans l’aube et dans le crépuscule, fleurissaient les jeunes filles. Et celle-ci, simple, tendre, parfumée de sa beauté et de sa jeunesse, celle-ci lui était promise. Maintenant il le savait.

— Annette… dit-il d’une voix un peu sourde, Annette, jamais je ne pourrai assez remercier Dieu de vous avoir faite si belle.

Il s’approcha. Les yeux d’Annette grandirent encore, dépassèrent son visage, emplirent le ciel.

Pierre jeta ses gants au loin, posa ses mains sur les épaules rondes, sentit leur chaleur de colombe. Il ferma ses bras sur la jeune fille, la fit entrer dans son cœur, devint léger, immense.

Ses bras crispés doucement se relâchèrent. Annette dégagea sa tête écrasée contre la poitrine du garçon. Sa joue portait la marque d’une courroie. Elle s’inclina en arrière et aperçut loin au-dessus d’elle une figure de laine verte et deux yeux bleus derrière des vitres.

Elle poussa un grand soupir, pour vider un peu du bonheur qui l’étouffait.

Lui, de là-haut, voyait un visage bouleversé tendu vers lui, une parenthèse d’ombre entre deux seins cachés. Il vit dans les yeux d’Annette naître, s’épandre, briller une larme ; et lentement se fermer leurs paupières.

Il crut que la nuit venait. Il appela :

— Annette !

Elle ouvrit ses yeux illuminés et sourit avec une tendresse infinie, afin qu’il fût pour toujours rassuré.

 

 

 

 

Suite du rapport de Saint-Menoux

 

En deux mois de notre temps ordinaire, j’ai traversé trente fois mille siècles, et suis trente fois revenu de cet avenir. Le vibreur m’a permis de me mêler sans danger à la vie de nos descendants. J’ai accumulé les observations. Il me convient aujourd’hui d’en faire la synthèse.

Au cours d’un certain nombre de voyages qui précédèrent ma première exploration en l’an 100000, j’avais pu suivre le début de l’évolution subie par l’humanité à partir de l’an 2052. Cette année-là, l’énergie que nous nommons l’électricité disparut[2]. Ce fut une catastrophe. Neuf hommes sur dix moururent. Cela se fit beaucoup plus vite et plus efficacement qu’au cours des guerres les plus perfectionnées.

Les survivants, je pus bientôt m’en assurer, disposèrent d’une force nouvelle, issue de leur cerveau. Peut-être l’électricité n’avait-elle fait que se transformer. Certains indices m’inclinent pourtant à croire que l’énergie nouvelle existe déjà de nos jours. Mais nous ignorons son existence et négligeons de la découvrir : la puissance de nos machines nous suffit.

Tous les êtres humains, après 2052, furent plus ou moins doués de cette force. Mais peu d’entre eux surent en tirer parti. Le premier qui l’utilisa volontairement et rationnellement fut un paysan nommé Fortuné qui trouvait les travaux des champs pénibles. Il parvint à se faire obéir au premier mot, puis sans parler, non seulement des hommes, mais des animaux, enfin des choses. Les outils dont il avait besoin arrivaient dans sa main. Bientôt il n’appela plus les outils, mais seulement sa pipe ou la cruche. Il demeurait sur son banc, au soleil. Vingt hommes travaillaient pour lui. Il asservit tout le village, et prit du ventre.

Ceci se passait vers l’an 3110. Le roi Honoré III, quarante-cinquième successeur du patriarche François, fit comparaître devant lui Fortuné et le condamna à être brûlé vif. Fortuné surgit souriant des cendres du bûcher. Le peuple qui lui avait craché dessus l’acclama, fit subir à Honoré le poids de sa colère, et installa sur le trône le miraculé.

Le nouveau souverain était un bon vivant. Il voulut faire le bonheur de ses sujets. De tous ses sujets, sans injustice. Il commença par rechercher quelques cerveaux puissants, constitua par leur réunion une sorte d’accumulateur d’énergie mentale. Cet organisme portait dans la langue de l’époque le nom de bren-treuste. Les hommes de cerveau faible, c’est-à-dire la multitude, subirent sa volonté. Il commanda au roi lui-même et l’absorba. Il devint le maître de l’humanité.

Dès cet instant, les hommes qui le composaient perdirent leur individualité. Ils ne purent profiter de leur toute-puissance. Leur volonté commune, tendue vers le bonheur de leurs semblables et qui dirigeait inexorablement ceux-ci vers une étrange félicité obligatoire, les ployait eux-mêmes sous sa loi. Ils devinrent malgré eux les serviteurs de la cité qu’ils commandaient. Leur nombre augmenta, leur puissance collective s’accrut prodigieusement. Leur pouvoir personnel était nul. La force qui émanait d’eux semblait vivre une vie propre. Les principes de justice et de bonheur social, pensés de façon exacte par les cerveaux des hommes, se libéraient de l’autorité humaine qui n’avait jamais su les appliquer. Ils se constituaient en énergie indépendante. Ils allaient désormais régner avec une parfaite rigueur.

Pour le bien de tous, la force nouvelle a fixé à chaque homme une tâche précise, a modifié son corps afin de lui rendre son travail plus facile, a diminué la puissance de ses sens dans le but de lui éviter non seulement toute douleur, mais toute sensation inutile au fonctionnement de la cité.

Ainsi l’homme est-il devenu peu à peu, au cours des siècles, la cellule d’un corps social parfait. Il ne voit, n’entend, ne sent que ce qui concerne sa tâche, dont rien ne le détourne. Il ne connaît ni la souffrance, ni le regret, ni l’envie.

La population du globe s’est multipliée. Elle a modifié son habitat selon le même principe de justice. Attaqués par une formidable main-d’œuvre, les montagnes ont été rasées, les océans comblés, les fleuves enterrés, les terres nivelées. Au circuit extérieur de l’eau : pluie-rivière-mer-nuage-pluie, a succédé une circulation interne. Les ruisseaux et les fleuves courent à l’intérieur du globe en un mouvement perpétuel entretenu par les différences de température du sous-sol. Des canaux creusés de main d’homme irriguent par-dessous les prés et les vergers, donnent à l’air, par l’intermédiaire des plantes, l’humidité nécessaire à la vie, transportent la chaleur du feu central vers les pôles et l’hémisphère menacé par l’hiver. Ainsi se trouve abolie cette inégalité naturelle qui faisait bénéficier un Européen du Sud d’un climat tempéré, alors que son frère Esquimau, né égal en droits, subissait les rigueurs du froid.

Notre terre n’est plus reconnaissable. Toute plate, toute tiède, elle n’offrirait aucun attrait au touriste. Mais il n’y a plus de touriste au Me siècle, plus d’oisif, plus d’homme qui profite égoïstement du travail des autres et passe son temps à son plaisir. Chacun travaille pour tous, et tous travaillent pour chacun sur ou sous un sol dépourvu de pittoresque. Plus d’orages, plus de cascades, plus de montagnes altières, plus de coteaux modérés. La plaine partout. Le soleil toujours.

En tous lieux où j’ai parcouru la Terre, je l’ai vue jalonnée par des alignements des cônes où vivent les hommes-ventres. Entre ces constructions innombrablement pareilles, le sol est couvert de pâturages et de forêts d’arbres fruitiers. L’homme nouveau ne pratique pas la culture à proprement parler. Il s’est contenté d’exterminer tous les végétaux inutiles ou nuisibles. Il a également détruit les oiseaux, les poissons, les reptiles, les batraciens, les insectes et les arachnides, les vermidiens et les mollusques, les protozoaires et les cœlentérés, les spongiaires et les échinodermes, les arthropodes et les tuniciers, tous les habitants des eaux, de l’air et de la terre dont il avait renoncé à se servir. Les mammifères ont été réduits à deux espèces : les vaches et les porcs devenus herbivores.

Sous la croûte verte du sol, hérissée de cônes, des millions de galeries percent le globe en tous sens. L’eau, la vapeur et le feu y circulent, surveillés par le peuple des ouvriers souterrains.

Ces travaux prodigieux dont nos machines n’auraient jamais pu venir à bout, dont aucun cerveau de notre temps n’aurait pu concevoir le plan d’ensemble, ont été pensés et dirigés par l’énergie collective, et exécutés par la multitude, sans le secours du moindre outil. Les océans ont été comblés avec des poignées de terre, les montagnes grattées à la main. Mais quelles mains ! Les membres antérieurs des ouvriers qui veillent à l’entretien et au renouvellement des canaux souterrains sont devenus des bêches fouisseuses, faites d’une corne plus dure que l’acier…

Il convient de ne pas oublier, d’autre part, que l’humanité nouvelle dispose d’une prodigieuse quantité de travailleurs et que ces travaux ont été exécutés peu à peu, avec une patience et une obstination que notre monde constamment occupé à changer de régimes et d’idéaux ne saurait même imaginer.

Quelques voyages dans le temps qui nous sépare de l’an 100000 m’ont permis de connaître approximativement la durée de certains travaux. L’érosion humaine a mis onze mille ans à raser les Alpes. Le dernier brin de chiendent a été arraché en l’an 98000, la dernière puce écrasée après quinze siècles de guerre sans merci. Un monde parfait ne saurait être construit du jour au lendemain.

Les ouvriers du sous-sol sont dépourvus d’appareil respiratoire tout autant que de tube digestif et d’organe reproducteur. Leur corps n’est qu’une masse formidable de muscles. Leur tête aplatie leur sert à tasser les déblais. Ceux qui travaillent près du feu central se meuvent dans l’eau bouillante, dans les flammes, pataugent dans la lave, sans éprouver le moindre malaise. L’énergie collective qui règne sur la cité les gaine d’une sorte de cuirasse isolante. Certaines peuplades de notre temps semblent avoir connu cette immunité. Des voyageurs ont vu des fakirs hindous, ou des sorciers nègres, marcher nu-pieds sur des charbons ardents sans recevoir de brûlures. C’est ce qui m’incline à supposer que l’énergie mentale aurait pu se cultiver de notre temps si l’électricité ne nous avait suffi.

La société de l’an 100000 est donc régie par une justice inexorable. L’individualisme qu’on nous a tant reproché n’y est plus même concevable. L’homme s’est oublié en tant qu’individu. Il ne possède plus de sensation ni de pensée personnelle. Il vit pour et par ses frères.

Cependant, même dans ce monde si bien organisé, règne une inégalité flagrante. Les uns travaillent sans manger, les autres mangent sans travailler. Ce qui établirait une certaine parenté entre ce siècle et le nôtre, si les aliments ingérés par les hommes-ventres ne profitaient à tous. Ce qui n’est pas le cas chez nous.

La classe des guerriers semble la plus favorisée car il ne lui reste plus grand-chose à exterminer. Les vaillants soldats passent leur temps à dormir debout, toujours en rangs par quatre, dans d’immenses salles souterraines. Ils sont, en même temps que les cultivateurs, chargés de la fonction respiratoire du corps social. Leurs ronflements composent ce bruit d’orgue qui fait vibrer le sol.

Les guerriers et les cultivateurs respirent, les hommes-ventres digèrent, les trios d’alerte sentent, voient, écoutent pour tous. Je n’ai pu encore découvrir comment se transmet de l’un à l’autre le profit des digestions, des respirations, ou la sensation cueillie par un de ces organes sensoriels développés outre mesure. Sans doute tout cela est-il versé à la réserve commune d’énergie dans laquelle baigne l’humanité nouvelle. Comment chacun y puise-t-il ? Les hommes du Me siècle ne semblent pas posséder d’organe nouveau destiné à cette fonction. Je suppose que leur système nerveux, ou ce qui reste de leur cerveau, est directement irrigué par ce flux, nouveau sang collectif.

Moi-même, si je n’y prenais garde, je subirais très vite l’emprise de la force nouvelle. Le vibreur arrêté, je dois faire attention à ne pas laisser ma personnalité s’évanouir. Je me suis surpris à siffler avec les vachers, à ronfler avec des soldats, à tendre vers les petits porcs grassouillets des mains avides. Le moindre incident m’éveille et me rend à moi-même.

Je n’ai trouvé trace nulle part d’organe directeur. Le bren-treuste, dépassé par sa volonté, se serait-il peu à peu résorbé ? J’espère donner une réponse à cette question au cours de mes prochains voyages. Une autre question non moins grave se pose : comment les hommes nouveaux se reproduisent-ils ? Car je n’ai pas rencontré de femmes dans ces temps avancés. Et si j’écris le mot « homme » pour désigner les êtres que j’ai vus, c’est faute d’un substantif plus approprié. Car ils sont tous dépourvus de sexe, même atrophié.

Je n’oublie pas que mes explorations n’ont d’autre but que de découvrir le secret du bonheur, sinon pour l’homme, du moins pour les hommes. L’ont-ils enfin trouvé ? Il est certain qu’ils ne sont pas malheureux. C’est déjà beaucoup. Sont-ils heureux ? Je ne peux résoudre ce problème avant de savoir s’ils connaissent l’amour.

 

 

 

 

À ses retours des temps futurs, Saint-Menoux retrouvait avec un bonheur grandissant la présence d’Annette. Elle représentait pour lui tout ce qui, dans notre humanité si archaïque, agitée de si effroyables secousses, tachée de tant de misères, donnait pourtant à la vie un goût de merveilleuse douceur.

Elle avait de longs cheveux qui roulaient sur ses épaules en boucles inutiles, des seins gracieux qui ne serviraient peut-être jamais à rien, et des mollets dont le tendre galbe n’était certainement pas indispensable à la collectivité. Ses yeux noirs, si grands, si rayonnants, semblaient à Saint-Menoux moins faits pour voir que pour être contemplés. Elle s’habillait simplement, mais à ravir, se parfumait avec délicatesse. Son petit pied chaussé d’un soulier de forme fine, ses deux mains croisées, le mouvement d’une robe stricte autour de sa taille et de ses hanches paraissaient merveilleusement aimables au jeune homme, quand il revenait du monde nouveau.

Il l’aimait pour ce qu’elle était et pour tout ce qu’il ne trouvait plus dans la cité future. Elle résumait à son cœur le printemps, les fleurs qui poussent leurs gentils visages vers le soleil, les oiseaux qui ébouriffent leurs plumes au lever du jour, les gouttes d’eau que les ruisseaux jettent aux brins d’herbe, les joues roses des montagnes au crépuscule, le dessin des étoiles de mer sur le sable.

Il l’aimait chaque jour davantage, et ne manquait pas de le lui dire quand il se trouvait seul avec elle. Il lui parlait peu, mais ne se lassait pas de la toucher. Il demandait à ses doigts de lui confirmer l’émerveillement de ses yeux. Il posait sa main sur la rondeur de la hanche ou de l’épaule, plongeait ses doigts écartés dans la fraîcheur des cheveux. Il l’attirait contre lui pour la sentir de tout son corps, se penchait et posait ses lèvres sur le front blanc. Alors il se sentait pénétré par la chaleur du monde. Il oubliait ses grands os, ses manches trop courtes. Il devenait partie de la joie universelle, comme une branche fleurie dans le souffle de mai.

Devant Essaillon, les jeunes gens reprenaient leurs distances. Pierre attendait d’avoir terminé son étude de la civilisation avancée pour se déclarer officiellement.

Annette, pour sa part, savait quel amour jaloux lui portait son père. Elle craignait qu’il ne souffrît de la voir aimer autre que lui, fût-ce ce collaborateur estimable. Elle redoutait le moment où il apprendrait leur accord. Elle était heureuse. Elle retardait le moment de le rendre malheureux.

 

 

 

 

Rapport de Saint-Menoux (fragments)

 

N’existait-elle plus ? Le monde était-il redevenu le Paradis sans Eve ? Je ne pouvais le croire. Je suis reparti dix fois exprès pour la trouver. J’avais tapissé le laboratoire de photographies de femmes occupées aux tâches qui leur sont propres : le ménage, la cuisine, les soins des enfants. Je m’en emplissais les yeux avant de partir. Cela ne donnait aucun résultat. Je les remplaçai par des portraits de nourrices. Ils me conduisirent en plein pâturage, parmi mes amies les vaches. J’achetai, en rougissant, à un camelot crasseux et ricaneur, une série de cartes postales obscènes. Mais je renonçai à m’en servir. L’amour est devenu, pour nos contemporains, vice, plaisir ou habitude, le plus souvent distraction. Dans le monde du Me siècle, je ne doutai pas qu’il fût retourné à sa simplicité de fonction. C’est un film scientifique que j’ai finalement utilisé. Destiné aux étudiants en médecine, il montrait les péripéties d’une naissance difficile. Je suis donc parti l’esprit occupé par des images biologiques et libéré de toute tendance érotique ou sentimentale.

 

 

… J’arrive en fin de journée. Une montagne se dresse à quelque distance devant moi. De forme hémisphérique, elle est visiblement construite de mains d’hommes. J’évalue son diamètre de base à deux kilomètres environ. J’ai appuyé sur le vibreur dès mon arrivée, car une foule m’entoure. Les êtres qui la composent sont nouveaux pour moi. Ils m’arrivent au genou. Ils se hâtent tous dans la même direction : vers la montagne. Je m’abaisse à leur niveau pour les mieux voir. Ils me traversent en courant. Quelle tâche urgente les appelle ? Pour la première fois, je me trouve devant des individus qui nous ressemblent. Est-ce pour cette raison que je les trouve beaux ? Leurs cheveux courts et frisés, leur tête ronde, les traits fins de leur visage, leurs muscles bien dessinés me rappellent le bronze d’art L’Athlète qui trône sur la cheminée de ma logeuse, entre les deux vases simili-chinois pleins de vieux bas à repriser. Le sculpteur prude ne l’a point pourvu de virilité. Pas davantage n’en possèdent les homoncules qui m’entourent. Leur piétinement évoque celui des interminables troupeaux en transhumance sur les routes de Provence. Le soleil couchant ourle de vermeil leurs silhouettes, empourpre la poussière qui s’élève au-dessus d’eux et vernit de rose la montagne. Cette fois encore je ne trouve autour de moi ni homme ni femme. Mon nouveau voyage sera-t-il vain ?

Je me jette en avant d’un élan des épaules. Je glisse au-dessus de la multitude. Les battements de mon cœur me soulèvent et m’abaissent. J’avance à la façon d’une épave poussée par les vagues.

Les petits êtres ne peuvent bientôt plus courir, plus marcher tant ils sont nombreux. Ils se pressent les uns contre les autres, s’entassent, s’imbriquent comme figues sèches. Ils ne progressent plus. Leurs pieds impatients râpent en vain le sol. Leurs têtes innombrables ondulent comme moisson dans la poussière glorieuse. Je franchis cet agglomérat, je parviens à un espace vide. Quelques mètres séparent la foule de la paroi de la montagne. Il semble qu’elle soit arrêtée là par une force supérieure. Une émotion violente exalte les hommes du premier rang. Derrière, les nouveaux arrivés poussent, piétinent. Des milliers de talons nus, d’orteils crispés, frappent la terre. Les corps pressés craquent, la masse humaine, lentement, se déplace, tourne autour de la paroi de terre.

Dans le mur circulaire s’ouvrent de place en place, environ tous les deux mètres, des portes sombres, à l’échelle des petits hommes. C’est vers elles qu’ils regardent, c’est leurs ténèbres que fouillent leurs regards. De temps en temps, l'un d'eux semble trouver ce pourquoi il est venu du fond de l'horizon. Il pousse un cri de joie, se détache de ses frères, et se précipite dans l'ouverture.

Je me penche pour regarder à mon tour dans une de ces portes et ce que je vois me comble d'étonnement. Je vais d'une porte à l'autre, j'en scrute une centaine. Parfois un homoncule me traverse comme une flèche, et j'entends ses pas pressés mourir dans l'épaisseur de la muraille.

Sous chacune de ces voûtes sombres, là-bas, loin, au milieu d'un tunnel, palpite une image violemment éclairée, une image qui semble à la fois vivante et impalpable, un fantôme paré de toutes les couleurs de la chair.

Ici c'est un buste de femme, là un visage, un flanc maigre, une croupe grasse, un ventre plat, un sein rond et doux, un sein aigu, un sourire, une chevelure blonde, une fossette, un ventre à plis, un grain de beauté sur une hanche, une main, un œil bleu, un nez droit, un nez aquilin, une cheville, une lèvre ombrée, une oreille...

Je regarde, je regarde encore. Je vois mille fragments de corps féminins, gras ou maigres, laids ou beaux, blonds ou bruns, jeunes ou vieux. Toutes les femmes. Toute la femme. Les petits hommes tournent leur ronde autour de cet échantillonnage et chaque fois que l'un d'eux se trouve en face de son idéal, il se précipite, traverse l'image, disparaît dans les ténèbres. L'image continue de palpiter et de s'offrir aux amateurs.

Je veux essayer de filmer une de ces apparitions. Voici un dos d'une pureté de lignes admirable, beau comme un fragment de statue antique. Il me semble assez lumineux pour impressionner la pellicule. J'arrête le vibreur, je sors ma caméra, la tourne vers la porte étroite.

Une violente émotion m'étreint : les blanches épaules ont disparu. A leur place deux yeux noirs me regardent, deux yeux que je connais bien, des yeux que j'aime, les yeux d'une femme dont je n'ai pas à dire ici le nom, mais qui est toute ma vie. Ils me regardent, ils m'appellent. Ils brillent de la plus belle lumière du monde. Ils me disent leur amour. Celle que j'aime m'appelle. J'entends sa voix. La multitude piétine, halète, geint. Dans le bruit de marée, j'entends la voix bien-aimée : « Viens, je t'aime, je suis tienne... » La multitude souffre, gémit, sue. Dans son odeur de troupeau, je sens le parfum de nuit de celle qui m'attend. Je sens sa chaleur sur mon corps. Une énergie incroyable m'exalte. Je lève les bras au ciel. Mes muscles gonflés font craquer mes os. Mon sang résonne en Fanfare. J'avance, je cours, je crie de joie. Je vais prendre ma bien-aimée...

... Je me heurte brutalement au mur de la montagne. Le choc me réveille. Mon nez saigne dans la cagoule. La porte, par bonheur, est bien trop petite pour moi. Grâce à Dieu! les lunettes sont en verre incassable Avant que le mirage m'ait repris, je mets en marche le vibreur. Je viens de subir, une fois de plus, les effets de la force qui commande à la cité nouvelle.

Je veux savoir quelle eut été la suite de mon aventure si j'avais pu franchir l'entrée. Je m'élance vers le mystère. Après avoir traversé cent pas de muraille, je débouche dans une immense coupole. Des champignons bleus l'éclairent comme un ciel d'été.

Une masse gigantesque l'emplit entièrement, presque au ras des murs. Une masse vivante... Un être démesuré, demi-sphérique, qui doit peser plusieurs centaines de milliers de tonnes, abrité dans la montagne comme un mollusque dans sa coquille. Sa peau rose est étrangement douce, aussi satinée qu'une joue d'enfant, ou que le ventre pur d'une jeune fille.

Devant chaque couloir qui communique avec l'extérieur, le monstre étend un court appendice terminé par une bouche molle. Lorsqu'un des hommes minuscules arrive en courant, la bouche s'ouvre, l'engloutit et se referme avec un bruit mouillé. L'appendice se résorbe, la montagne de chair déglutit sa proie avec un frisson de plaisir, et la bouche reprend sa place devant l'orifice ténébreux.

J'ai fait le tour du géant. Je l'ai trouvé pareil de partout. Il avale par toutes ses bouches, à la cadence de plusieurs centaines par minute, la foule des hommes ravis. Ses milliers de lèvres qui s'ouvrent et se ferment composent un bruit mou, un clapotis de mer d'huile.

La foule impatiente qui se presse au-dehors ne doit pas connaître la mort abominable oui l'attend, le piège affreux vers lequel l'attire le mirage. Mais ces êtres ont-ils seulement la notion de la mort? En examinant de plus près le géant, je me suis aperçu qu'il ne repose pas sur le sol, mais s'y enfonce. Je n'en ai vu jusqu'à présent que la partie supérieure. Je plonge dans la terre. Je m'enfonce comme une pierre dans l'eau.

J'arrive dans une salle prodigieusement grande éclairée de la même lumière vive. Une foule composée de tous les échantillons d'hommes du Me siècle s'affaire autour de moi. Et j'entends de nouveau ce bruit particulier aux temps nouveaux, ce bruit que je voudrais qualifier de silencieux : le piétinement innombrable d'êtres qui ne prononcent pas une parole, ne poussent pas un soupir.

Au plafond de la salle, vaste comme un ciel, je vois, stupéfait, pendre le bas de l'être-montagne, pareil à la partie inférieure d'une montgolfière. La manche béante qui la termine est aussi large que la Seine et les Champs-Elysées réunis. De cet organe sort sans arrêt, lentement,  un conglomérat qui  s'émiette en touchant le sol. Chaque fragment se met à remuer, s'ébroue, se lève : c'est un homme des temps nouveaux. Je vois surgir par milliers des guerriers, des cultivateurs, des ventres, des ouvriers du sous-sol, des trios d'alerte qui se tiennent déjà par la main, et bien d'autres que je ne connaissais pas encore. Ils se trient aussitôt par espèces, et chaque foule particulière se dirige vers une porte différente. Les cultivateurs emmènent sous leurs bras les hommes-ventres pliés menu.

Je comprends d'un seul coup le sens de tout ce que j'ai vu depuis mon arrivée. J’assiste en ce moment à la naissance multiple et ininterrompue des hommes nouveaux. L’être-montagne blotti dans sa carapace de terre, c’est — je n’ose écrire la femme – c’est la femelle, c’est la reine. Et les homoncules qui piétinent d’impatience dans la poussière, ce sont les mâles.

Je comprends maintenant leur joie. C’est vers la vie, et non pas vers la mort, qu’ils se précipitent. Comme mes contemporains, mes frères, me paraissent misérables à côté d’eux ! Comme je me sens mesquin ! Nous ne nous donnons à la femme que pour nous reprendre aussitôt. Nous sommes pleins de calculs et d’arrière-pensées. Après une seconde d’abandon, nous nous rétractons dans notre cuirasse de suffisance et d’égoïsme. Nos descendants lointains, eux, se donnent tout entiers ; cuir et chair, une fois pour toutes ! Ils n’ont pas besoin d’organe mâle. L’organe c’est leur corps, qui se dissout totalement au sein de la femme, comme quelques poètes et amoureux de notre temps ont souhaité – avec la sécurité de savoir que c’était heureusement impossible – de se fondre dans l’objet aimé. Chacun de ces individus, sacrifiés par la loi de la cité, perd l’existence dans un paroxysme d’amour, pour assurer la continuité de l’espèce. De cette union parfaite de la femelle et des mâles naissent des enfants adultes, qui savent déjà ce qu’ils ont à faire, et se hâtent vers le lieu de leur travail.

Le mirage à mille visages, qui attire les petits mâles vers la femme unique, est peut-être le seul trait commun entre leurs amours et les nôtres…

Je suis revenu dans la salle supérieure. Le sacrifice continue. Il doit être ininterrompu, se poursuivre nuit et jour, comme les naissances.

Je me laisse monter doucement, flocon de vapeur invisible, le long du flanc rose derrière lequel s’accomplit le mystère. Je suis sa courbe douce. Je parviens à son sommet.

Tout en haut de l’énorme masse, sous la voûte de la coupole, dans un lit de cheveux d’or, repose la tête de la reine. À peine plus grande qu’une tête de femme nôtre, elle s’incline en arrière, les yeux clos. Ses cheveux l’entourent de leurs vagues, viennent battre mes pieds de leur flot blond. Ses traits fins, son front lisse, ses oreilles menues, son teint très pâle lui composent une émouvante beauté. Ses joues un peu creuses abritent une ombre pathétique. Ses lèvres closes esquissent un sourire qui la baigne de mystère. Elle est belle, de la beauté de toutes nos femmes, et son visage exprime ce bonheur suprême de l’amour qui touche à l’angoisse de la mort.

Comme un orage, une expression violente bouleverse parfois la face baignée d’or, tord sa bouche, ravage son front. Sans ouvrir les paupières, elle se tourne à droite et à gauche dans l’oreiller de ses cheveux, se débat, puis peu à peu retrouve son calme, sans que j’aie pu deviner si c’est la joie de l’épouse ou la souffrance de l’accouchée qui a un instant troublé son ineffable repos…

 

 

Saint-Menoux, au cours du même voyage, découvrit plusieurs de ces êtres-montagnes, disposés de loin en loin sur la ligne de l’Equateur.

Lorsqu’il fut de retour près d’Annette, il considéra avec moins d’enthousiasme le sort des petits mâles du Me siècle. Il regardait la jeune fille, gracieuse et souple, aller et venir dans la maison, disposer de ses mains de fée un ordre harmonieux. Il pensait avec bonheur qu’après s’être perdu en elle, il pourrait se retrouver, afin de se perdre encore.

Annette, de son côté, essayait de se représenter sa sœur des temps futurs, telle que le jeune professeur la lui avait décrite. À l’imaginer en train d’absorber une telle quantité de mâles, elle se sentait soudain envahie d’un grand trouble. Elle se voyait entourée de milliers de petits Saint-Menoux, mais son rêve n’allait pas plus loin. Elle rougissait, levait ses yeux brillants vers le grand garçon qui résistait à l’envie de la prendre dans ses bras en présence de l’infirme.

Celui-ci travaillait à son Essai sur révolution de l’espèce humaine. La passion scientifique lui bouchait les yeux. Le dernier rapport de son collaborateur l’avait bouleversé. Il mit au point une nouvelle caméra, munie de films sensibles aux rayons infrarouges. Il s’enferma quelques jours dans le laboratoire, et un beau matin déclara à Saint-Menoux qu’il comptait l’accompagner dans son prochain voyage.

— C’est de la folie ! s’exclama le garçon.

Il avait levé les bras pour mieux exprimer sa réprobation. Il heurta le globe électrique qui se balança au bout de son fil.

— Ne démolissez pas mon installation ! dit Essaillon en souriant. Pourquoi serait-ce une folie ? J’ai traité une chaise de fer à la noëlite. Je partirai assis. J’arriverai de même. Une fois arrivé, le vibreur me mettra à l’abri de tout. Je veux voir au moins une fois le monde futur.

— Je comprends votre curiosité, dit Saint-Menoux en hochant la tête. Je n’en désapprouve pas moins votre projet…

— Curiosité ? l’interrompit le savant. Vous n’y êtes pas tout à fait, mon cher. C’est surtout impatience. Nous savons maintenant que dans cette étrange société les uns travaillent, les autres mangent, respirent, font l’amour, accouchent ou se battent, mais nous ne savons pas encore qui pense. Or, sans moi, je crains que vous ne piétiniez encore longtemps avant de trouver.

Machinalement, il froissait dans chacune de ses mains une belle poignée de barbe. Ses yeux devinrent rêveurs. Il poursuivit :

— Or j’ai hâte d’aller plus loin. Ce n’est pas encore l’an 100 000 qui nous donnera le secret du bonheur des hommes. Je crois que cette civilisation est appelée elle aussi à disparaître. Je veux connaître celle qui la remplacera. Le Me siècle commence à devenir pour moi du passé…

L’après-midi du même jour, il chargea Philomène d’une course mystérieuse. Elle revint avec un homme frisé. Ils s’enfermèrent tous les trois dans la chambre du savant. L’homme parti, Essaillon appela Pierre et Annette.

Ils poussèrent la même exclamation de surprise horrifiée. L’infirme s’était fait couper la barbe. Un menton blanchâtre cachait son cou, tombait en trois rangs sur sa poitrine. Par opposition avec la peau de ses joues si longtemps cachée à la lumière, celle de son crâne pâle paraissait presque hâlée.

C’était un autre homme qui venait de se révéler, une fois ôté le rideau pileux. Un homme plus matériel, moins glorieux. Pour la première fois, Saint-Menoux voyait la bouche du savant dépouillée de son mystère. Elle lui apparut à la fois volontaire et sensuelle, la lèvre inférieure épaisse, et la lèvre supérieure droite, inflexible.

— Elle m’aurait gêné dans le scaphandre, dit l’obèse, en montrant du doigt la moisson d’or que Philomène avait recueillie dans une serviette. Nous allons la donner à la récupération. Il y a de quoi faire une bonne paire de pantoufles !

 

 

 

 

Ils sont partis. Saint-Menoux, debout, si maigre, si grand, tenait par la main le savant énorme et rond sur sa chaise de fer. C’est Annette qui a donné le signal du départ. Elle a compté « Un ! deux ! trois ! » Ils avaient répété plusieurs fois. Il s’agissait de bien partir ensemble pour arriver de même. À « trois », ils ont appuyé tous les deux sur le bouton.

Annette soupire, s’affaire, met de l’ordre dans le laboratoire, prépare le travail du lendemain, consigne dans un grand cahier relié de rouge le résultat des dernières expériences sur les variations de conductibilité du cuivre noëlité. Elle veut, par son activité, chasser son inquiétude. Elle pense qu’il faudra qu’elle aille faire un tour en 1939. Philomène n’a plus de farine blanche pour la pâtisserie.

 

 

Ils sont arrivés au sommet d’une montagne ronde. Du haut de cet observatoire, le savant, très ému, a contemplé le visage nouveau de la terre. Libéré de la pesanteur par le vibreur, il s’est lancé à la suite de Saint-Menoux, comme une outre gonflée d’air chaud. Ils ont flâné autour de la montagne, assisté à la ruée des mâles vers les portes à mirage. Ils ont traversé avec eux la muraille de terre, et vu leur sacrifice. Essaillon a voulu contempler le visage de la reine. Celle-ci était brune. La lumière se reflétait en flammes bleues dans la mer tordue de ses cheveux. Le savant s’est incliné devant la femme mille fois épousée et cent mille fois déchirée. Les paupières pâles, lourdes comme du marbre, se sont lentement soulevées. Les yeux sans prunelles, les yeux blancs de statue, ont fixé les deux hommes bouleversés. Puis ils se sont refermés sur leur rêve immense.

Les vibreurs des scaphandres ne fonctionnent pas absolument au même rythme, et les deux hommes ne se rencontrent qu’à l’occasion des interférences, une vingtaine de fois par seconde. La persistance des images rétiniennes leur permet de lier entre elles ces images successives. Ils s’apparaissent l’un à l’autre comme des fantômes transparents, mais sombres. Pour s’entendre, ils doivent parler lentement. Les interférences mangent certaines syllabes, en prolongent d’autres.

Ils se sont promenés au-dessus de la campagne paisible. Saint-Menoux a dû s’arrêter deux fois pour ouvrir sa cagoule et se moucher. Son rhume devenu chronique pousse des racines douloureuses jusqu’à ses oreilles, et derrière ses yeux.

— Mon pauvre ami, il faudra que je pense sérieusement à vous trouver un remède ! a dit Essaillon.

Cet incident a permis à l’obèse de voir fonctionner le dispositif d’alerte et de contempler les guerriers au travail.

Les deux compagnons ont continué leur voyage, exploré les sous-sols, traversé les rangs d’autres guerriers qui dormaient par bataillons. Ils ont vu les ouvriers incombustibles creuser la terre, plonger dans le feu. Mais ils n’ont rencontré nulle part d’être pensant.

Ils remontent au sommet d’une montagne ronde, arrêtent le vibreur. Essaillon se retrouve assis sur sa chaise fidèle, fixée par des courroies à sa ceinture.

— J’ai emporté, dit-il, quelque chose qui doit nous conduire vers les lieux que nous cherchons.

Il fouille dans sa musette. Son scaphandre aggrave encore la maladresse de ses bras courts qu’il croise avec peine sur son ventre. Il parvient à sortir une grande enveloppe de papier bulle.

— Réglons d’abord nos appareils. Nous allons faire encore un petit saut en avant, d’une demi-heure, juste pour donner à nos esprits l’occasion de nous transporter à l’endroit que nous allons évoquer.

Il tire de l’enveloppe une photographie et la montre à Saint-Menoux. C’est un montage, une sorte de puzzle composé des images des lieux du XXe siècle où règne l’esprit. Il y a la Sorbonne et Heidelberg, Oxford et Polytechnique, l’alignement des dos du Larousse en vingt volumes, le dernier ministère de la République française exposé sur les marches de l’Elysée, la façade de Normale supérieure et la coupole de l’Institut.

 

 

Ils se sont retrouvés côte à côte dans une grande salle voûtée où règne une chaleur extrême. Devant eux tourne un trio d’alerte. Avant qu’il ait eu le temps de s’alarmer, les deux hommes ont disparu.

La salle, circulaire, n’a guère plus de dix mètres de rayon. Au centre s’élève une colonne autour de laquelle tourne le trio sensible. Une cinquantaine de niches demi-cylindriques sont creusées dans le mur, du sol jusqu’à la voûte. Des hommes, qui ne diffèrent des cultivateurs de surface que par la blancheur de leur peau, vont d’une niche à l’autre, semblent en surveiller l’intérieur. Dans chacune de ces niches s’élève une pile d’objets en forme de cylindres aplatis, légèrement lumineux.

Leur lumière rose se confond avec celle des champignons. Ceux-ci ne dépassent pas, au plein de leur développement, la grosseur d’une bille. Ils croissent, se multiplient et meurent à la vitesse de bulles dans l’eau bouillante.

Pendant la fraction de seconde qui a suivi leur arrivée, les deux hommes ont senti une odeur douceâtre et piquante à la fois leur monter aux narines en même temps que la chaleur. Ils ont eu l’impression d’entrer dans une étable.

Parfois, un des objets cylindriques s’éteint. L’homme de garde, avec précaution, démolit la colonne pour l’en retirer, et sort en l’emportant sous son bras. Un autre homme arrive avec un objet brillant, neuf, et rétablit la pile à sa hauteur primitive.

Le fantôme d’Essaillon a déjà fait plusieurs fois le tour de la salle, flottant le long des murs, s’arrêtant, repartant, comme poussé par une brise capricieuse.

— Que croyez-vous-que-ce-soit ? glapit-il en montrant de son bras court une pile qu’il vient d’examiner.

Saint-Menoux se rappelle l’odeur qui l’a accueilli et suppose :

— Fromages ?

L’ombre du savant hausse les épaules et prononce une phrase étonnante :

— Ce-sont-des-cerveaux !

Pierre, stupéfait, doit se rendre à l’évidence. Il reconnaît, aplatis, déformés, les hémisphères cérébelleux, les cornes d’Amon, l’ergot, les didymes et les lobes sphénoïdaux. L’isthme de l’encéphale s’est rétracté, l’arbre de vie bourgeonne, le calamus scriptorius frémit, l’aqueduc de Sylvius charrie de la lumière, la citerne en déborde, et la grande pinéale luit comme un œil de lapin angora.

Les cerveaux empilés, enveloppés chacun dans une méninge transparente comme cellophane, fermentent doucement et bouillonnent à petit bruit.

L’enveloppe est percée de deux rangées de trous ronds qui se croisent en forme de lettre X. Essaillon la montre d’un doigt tremblant. Sa voix bouleversée d’émotion parvient aux oreilles de Saint-Menoux.

— Le-signe-de-notre-école ! dit-il. Le-signe-de-Polytechnique ! Il-marque-aujourd’hui-comme-hier-les-purs-cerveaux !

Saint-Menoux comprend alors pourquoi le monde du Me siècle se trouve si parfaitement normalisé. L’évolution qui a transformé l’humanité au cours de ces cent mille années a pratiquement commencé en 1940. Elle s’est poursuivie, inéluctable, à travers toutes les catastrophes. Le bren-treuste a continué l’œuvre des Comités d’organisation.

Les deux voyageurs, quittant la salle, en trouvent une autre toute pareille, puis une autre, puis d’autres. L’obèse plane devant, hardi, son fantôme de chaise collé au derrière. Ils ont avancé longtemps sans trouver la fin des salles cervicales. Ils enfilent au hasard un couloir perpendiculaire et débouchent dans une vaste avenue souterraine.

Sur les bords de la chaussée, deux files d’hommes noirs marchent à pas lents et lourds. Leur peau brille comme carapace d’insecte. Leurs visages impassibles semblent des masques d’ébène. Chacun d’eux porte sur l’épaule un cadavre.

Guerriers, cultivateurs, ouvriers, trios d’alerte unis jusque dans la mort, et dont les oreilles et les yeux traînent par terre, s’en vont vers quelque sépulture.

Au milieu de l’allée, les croque-morts luisants reviennent, les mains vides, le dos rond. Le bruit de râpe de milliers de pieds nus sur la terre battue se répercute contre la voûte, emplit l’avenue d’une vibration dense.

Essaillon et Saint-Menoux se sont mêlés à la foule des porteurs. Ils arrivent avec eux au bord d’un immense puits entouré d’un garde-fou. Le long de ses parois, des champignons verts palpitent, éclatent en poussière phosphorescente. Une nuée lumineuse et pâle tourbillonne dans le gouffre, d’où monte un bruit étrange, infiniment lointain, comme une clameur de bêtes abominables, venue d’un autre monde, étouffée par des milliers de lieues de distance, et par des murs immatériels. C’est un bruit à peine plus fort que le silence, pareil à l’écho de la mer dans les coquillages, mais qui apporte du fond de la terre jusqu’aux oreilles des voyageurs une densité d’horreur indicible.

Saint-Menoux sent ses poils se hérisser tout le long de sa peau. Il voudrait partir. Essaillon, calme, regarde.

Une centaine d’avenues débouchent au bord du puits. Les porteurs de cadavres arrivent sans cesse, jettent, indifférents, leurs fardeaux dans le vide, et s’en retournent. Les morts tombent, membres ballants, tête tordue, un œil ouvert, leurs doigts écartés comme des fleurs. Parfois, l’un d’eux trace de son talon, dans la couche des champignons, une longue cicatrice obscure, aussitôt recouverte par la prolifération des bulbes. Il culbute dans la poudre lumineuse, tombe en tourbillons lents. Le nuage verdâtre l’absorbe, voile sa chute. La pluie interminable des morts danse, tombe. Les bras des corps abandonnés font des signes noirs dans la lumière, puis s’effacent. Et d’autres arrivent et tombent. Le bruit de leur chute ne parvient pas jusqu’au bord du gouffre. Ils disparaissent dans la nuée blême, absorbés par le soupir effrayant de l’abîme.

Essaillon lève le bras.

— J’en-ai-vu-assez. Re-mon-tons ! crie-t-il.

Saint-Menoux soulagé reconnaît au passage une salle d’accouchement, pénètre dans le sein de la femme-montagne, traverse le magma de ses fœtus, ses entrailles grondantes et ténébreuses, et parvient enfin à l’air libre, au sommet du mont.

Il arrête le vibreur, respire à grands traits, retrouve avec joie l’odeur de l’herbe grasse. Il fait un signe amical de la main au bon ciel bleu.

Essaillon reprend souffle. Les quatre pieds de sa chaise s’enfoncent dans la terre.

— Je me demande, dit Saint-Menoux, pensif, à quel enfer aboutit ce trou, et quelles horribles créatures poussaient cette clameur.

— Mon pauvre ami, répond Essaillon, vous ne vous débarrasserez donc jamais de votre imagination ? Ce que vous appelez une clameur n’est sans doute que le bruit d’un fleuve ou d’une mer souterraine. Ou peut-être, le rugissement du feu central. Par l’eau ou par le feu, la terre récupère ce qu’elle a donné. Comme les êtres du temps nouveau assimilent tout ce qu’ils mangent et ne rendent aucun déchet, le retour de leurs corps à la poussière est le seul moyen pour le globe de ne pas s’épuiser. Si ces hommes mangeaient leurs morts (pourquoi pas ? beaucoup de peuplades nègres le faisaient encore de notre temps), alors la terre donnerait toujours et ne recevrait jamais. Sa matière, petit à petit, se transformerait entièrement en énergie et l’humanité finirait par grouiller au sein d’une planète creuse comme une bulle qui éclaterait un jour dans l’éther…

— Ecoutez ! l’interrompt Saint-Menoux. Nous sommes signalés.

Le grondement des poitrines-tambours monte du sol. Des files de guerriers sortent des cônes les plus voisins, entourent la montagne d’une triple muraille de poitrines, réduisent en bouillie la foule des petits mâles que l’alerte ni l’approche de la mort n’arrachent à leur ronde autour du ventre de la femme, et commencent à grimper le long de la pente abrupte, en plantant leurs griffes dans la terre battue.

— Il est temps de disparaître, dit Essaillon. Redescendons près de la tête de la reine. Je veux tenter une expérience.

Ils arrivent quelques instants après sous la voûte de la coupole. Essaillon, qui a pris trop d’élan, disparaît dans le corps de l’être-montagne. Saint-Menoux le voit bientôt reparaître, les pieds en l’air.

— J’envie votre aisance ! fait le savant après avoir arrêté son vibreur. Pour moi, cette locomotion éthérée est encore pleine de surprises.

Saint-Menoux reprend à son tour contact avec le monde matériel. Sa tête touche presque le plafond de la coupole. Ses pieds foulent une chevelure rousse dont les ondes de flammes s’étendent en plusieurs mètres autour du visage de l’accouchée.

À travers cette glorieuse litière, il sent le corps mollet céder sous son poids, comme un édredon.

— Aidez-moi à quitter cette chaise, dit le savant. Je sens que les pieds de fer vont lui crever la peau !

Avec l’aide du garçon, il se couche sur le côté, déboucle les courroies et s’assied enfin à même les cheveux.

— C’est mieux ainsi, dit-il, essoufflé. Nous allons voir maintenant comment l’humanité nouvelle se débarrasse du corps de ces êtres immenses lorsqu’ils viennent à mourir.

— Que comptez-vous faire ? s’inquiète Saint-Menoux qui se sent pâlir.

— Eh bien ! nous allons tout simplement tuer cette femme ! réplique le savant, avec autant de tranquillité que s’il se fût agi d’une souris de laboratoire.

Il tire de sa musette un couteau de cuisine dont la lame jette des éclairs bleus.

— Si nous lui crevons la peau, nous risquons d’être inondés de sang ou de lymphe. Je ne vois en elle qu’un point vulnérable : sa tête. Je suppose qu’il suffira de la lui couper. Voulez-vous vous en charger ? Vous êtes plus alerte que moi…

Saint-Menoux s’assied à son tour. La proposition du savant lui a soudain rendu les jambes molles.

— Vous… je… je ne pourrai jamais ! parvient-il à répondre. Vous ne devriez pas… C’est un assassinat !

Essaillon hoche la tête.

— Vous ne ferez jamais un homme de science, si vous vous laissez ainsi émouvoir. Vous avez une sensibilité de lecteur de quotidien, mon pauvre ami ! Il ne s’agit pas d’un assassinat, mais d’une opération. En sacrifiant cette femme, nous amputons le monde nouveau d’une de ses cellules reproductrices qui sera rapidement remplacée, n’en doutez pas. Et c’est à la disparition de celle-ci et à l’arrivée de la remplaçante que je veux assister. Ah ! vous êtes encore bien jeune ! Enfin, je vais opérer moi-même.

Il empoigne son couteau et s’approche de la tête aux yeux clos. Il éprouve de grandes difficultés à se mouvoir. Il rampe sur son ventre. Il n’a guère plus d’un mètre à franchir pour arriver à son but. Il doit s’arrêter plusieurs fois. Il lui a fallu près de cinq minutes pour couvrir la distance. Il se redresse, s’assied, attend que sa respiration se soit calmée. La tête se trouve juste entre ses jambes. Il se penche en avant à grand effort, parvient à faire passer ses bras par-dessus son nombril, attrape la tête par les cheveux, la tire vers lui et lui coupe le cou.

Saint-Menoux n’a pu détacher ses regards du visage de la victime. Il n’a vu s’y marquer aucune souffrance. Les coins frémissants de la bouche, les sourcils un peu crispés, se sont détendus, et le beau visage a pris une expression de paix sereine.

— Comme du beurre, dit le savant, en soupirant après l’effort. Pas d’os, pas de colonne vertébrale, évidemment ! À quoi servirait-elle ? Pas de sang non plus, regardez.

Saint-Menoux voit le cou bien tranché, sans effusion d’aucun liquide, sans veine, artère ni œsophage. Quelques filets nerveux piquent de blanc, çà et là, sa chair rose.

— La section de ce cou, dit le savant, ressemble à celle du jambon cuit que nous avons entamé hier à la maison et me rappelle que je n’ai rien mangé depuis bientôt six heures. Heureusement qu’Annette a eu l’idée de nous faire emporter un casse-croûte !

Avec un soupir de satisfaction, il sort de sa musette un pain et un saucisson de foie gras, les tend à son compagnon.

— Servez-vous, mon cher !

Saint-Menoux fait signe que non. Il ne se sent vraiment aucun appétit. Il laisse le savant à son repas et part explorer l’intérieur de l’être décapité, ses alentours et ses dessous.

À son retour, il trouve le savant endormi.

Le gros homme a laissé tomber sa tartine intacte. Les mains croisées sur son ventre, il semble s’être encore tassé, arrondi de toutes parts. La cagoule ouverte laisse voir son visage auquel la lumière bleue donne l’apparence d’un marbre. Des ondes fugitives parcourent ses lèvres, ses paupières, son front lisse, ondes de bonheur ou de souffrance à peine perceptibles. Il semble retiré hors du monde, perdu dans une contemplation intérieure ineffable.

Saint-Menoux l’appelle, lui frappe sur l’épaule. Il ne bouge pas. Le jeune professeur effrayé le secoue, crie, le gifle à tour de bras, sans obtenir plus de résultat. Un flacon d’ammoniaque promené sous ses narines le fait enfin sursauter. Il ouvre des yeux égarés, regarde Saint-Menoux sans le reconnaître, et se rendort. Ce n’est qu’après un quart d’heure d’efforts que son compagnon parvient à l’éveiller totalement.

— Je vous avais bien dit de vous méfier ! lui reproche Saint-Menoux. Vous vous êtes laissé empoigner par l’énergie collective. Comme cela m’est arrivé plusieurs fois, vous avez pris l’attitude de l’être auprès duquel vous vous trouviez, et…

Il s’arrête brusquement, porte les yeux sur la tête de la femme posée de profil sur sa toison. Le savant rougit.

— J’ai fait un rêve extraordinaire, dit-il d’une voix pointue. Je vous raconterai cela plus tard.

Il détourne la tête, se force à sourire, se frotte les mains.

— Dites-moi plutôt comment va notre opérée, demande-t-il de son étrange voix d’éphèbe.

— C’est extravagant ! répond le jeune professeur, bien aise de changer de conversation. Elle se porte comme un charme ! Elle continue d’absorber les petits mâles par ses six mille vulves, et de mettre au monde des populations ! L’ablation que vous lui avez fait subir ne semble pas plus la gêner que si vous lui aviez arraché un cheveu.

— Je n’en suis pas tellement étonné ! remarque l’obèse, qui a repris tout son sang-froid, et dont la voix a retrouvé son registre normal. Déjà, de notre temps, la tête était bien la partie de leurs corps dont les femmes avaient le moins besoin pour vivre ! Aidez-moi donc à me rasseoir sur ma chaise. Nous rentrons…

 

 

 

 

Annette, au jardin, cueillait les dernières roses.

La journée s’achevait. Une flamme de soleil restait accrochée en haut des arbres, qu’un vent léger ébouriffait l’un après l’autre. Un couple de ramiers cherchait déjà sa branche de nuit. Des martinets volaient, très haut, dans le ciel dont le bleu pâlissait. Un nuage couleur de souris étirait lentement vers le nord son ventre teinté de rose. Un scarabée maladroit trébuchait sur le gravier de l’allée.

Annette leva son visage vers le ciel et serra dans ses bras la gerbe de fleurs. Une épine lui piqua l’épaule. Elle ferma les yeux. La douleur minuscule lui faisait plaisir comme un fruit acide. Cette journée de septembre avait été lourde et ardente. Sa chaleur roulait encore dans les veines de la jeune fille et faisait battre son cœur à grands coups puissants.

Un effroyable hurlement la pétrifia d’horreur. Elle reconnut la voix de Pierre. Elle fit un effort énorme, jeta les roses, courut vers le laboratoire, y parvint en même temps que Philomène qui, tout en courant, s’essuyait les mains à son tablier.

Annette poussa la porte, fit deux pas, ouvrit la bouche pour crier et s’écroula. Philomène, grondante de fureur, la traîna hors de la pièce. Saint-Menoux se cramponnait des deux mains à la grande table de marbre. Une affreuse envie de vomir lui montait aux lèvres. Une sueur glacée lui coulait sur le visage et le long du dos.

Devant lui, de chaque côté de la chaise de fer, Essaillon était tombé coupé en deux, des cuisses jusqu’aux vertèbres cervicales, comme par un gigantesque coup d’épée assené de bas en haut. Fesse à gauche, fesse à droite, il avait glissé de chaque côté de la chaise. Sa tête gainée de la cagoule verte restait accrochée au siège, intacte. Derrière les grosses lunettes, les yeux du savant, bien ouverts, ne semblaient marquer ni surprise ni souffrance. Son ventre s’était vidé sur le sol, en une mare puante d’où montaient des fumerolles.

 

 

 

 

Fin du rapport de Saint-Menoux

 

J’ai enterré mon bon maître au pied d’un bouleau, dans le jardin qui commence à perdre ses feuilles. Ma peine est grande. Cher Noël Essaillon, si gourmand des joies de l’esprit, si curieux de l’avenir, voici qu’il n’existe plus pour vous ni avenir, ni passé, ni présent. Je vous suppose maintenant à même de connaître où débouche ce tunnel qu’est notre temps de vie, si je me rappelle bien votre comparaison. Je souhaite pour vous que ce soit en un lieu d’infinie clarté où rien ne demeure caché aux âmes avides, comme la vôtre, de tout savoir.

La servante Philomène et moi, nous avons accompli l’affreuse corvée de nettoyer le laboratoire. Que de pourriture dans le ventre de ce grand homme ! Il ne mangeait que des mets délicats. Mais les viandes les plus tendres, les légumes nouveaux, le pain blanc, sont de l’excrément en sursis. C’est bien un des plus étranges caprices de Dieu, d’avoir chargé notre corps de cette fonction de transformation ! Est-il vraiment indispensable à l’univers que nous soyons sans cesse traversés par un courant de débris végétaux et animaux qui pourrissent avec dilection dans notre sein ?

La plupart des hommes ne font pas autre chose que « gagner leur pain ». Et le pain pour lequel l’homme a sué, c’est, en définitive, la terre qui l’absorbe.

Je comprends que l’humanité nouvelle ait cherché à se libérer de cet esclavage, et si tout n’est pas enviable dans l’état des hommes de l’an 100000, la suppression de cette fonction de transformation représente un progrès considérable.

L’examen des restes de mon bon maître me permit de deviner quel effroyable accident avait causé sa mort. Lorsqu’il se pencha en avant pour sectionner la tête de l’être reproducteur, la couture de son scaphandre craqua dans le dos, du cou à l’entrejambe. Ni lui ni moi ne nous en aperçûmes. Je ne le vis même pas lorsque je le pris à bras-le-corps pour l’aider à se rasseoir sur sa chaise. J’aurais dû le voir. J’ai été distrait. J’en porterai le remords jusqu’à la fin de mes jours. Lorsque Noël Essaillon appuya sur le bouton de retour, son vêtement protecteur béait en une fente d’environ deux doigts de largeur. La partie de son corps qui se trouvait en face de cette fente, n’étant plus soumise à l’influence de la noëlite, resta sur place, au Me siècle, tandis que le reste revenait en l’an 1942. Le savant arriva séparé en deux et mort. La tranche restée dans l’avenir comprenait en particulier presque toute la colonne vertébrale, des fragments de cœur, d’estomac, d’intestins, et le nombril. Noël Essaillon est tombé héroïquement, en victime de la science. Je n’ai pas voulu que son sacrifice fût vain. Je suis retourné en l’an 100000. J’ai achevé l’étude de cette civilisation. Je vais reprendre son manuscrit au point où la mort l’a arraché de ses mains. Bientôt nos contemporains connaîtront son œuvre prodigieuse, et son nom sera glorifié comme il convient.

Mon premier voyage après l’accident me ramena au lieu même où il s’était produit. Sous la coupole, dans la lumière des champignons, les débris de chair de mon maître mettaient leurs taches sombres sur l’or roux de la chevelure de la tête coupée. L’expression de celle-ci n’avait pas changé. Les yeux clos, les lèvres enfin calmées esquissaient un sourire de paix totale. Tandis que les restes de Noël Essaillon offraient déjà les signes d’une décomposition avancée, la tête demeurait intacte. Je recueillis dans mon sac le solde du savant, gagnai les bords du trou à cadavres et y précipitai mon fardeau.

Ainsi, celui grâce à qui les temps futurs ne sont plus inconnus repose, comme il l’eût peut-être souhaité, à la fois dans le futur et dans le présent. Que ce soit en paix ! Au jour du Jugement, les morceaux de son corps sauront se retrouver.

La femme décapitée continuait de vivre. Plusieurs visites que je lui fis par la suite me la montrèrent en train de fonctionner normalement, tandis que sa tête desséchée prenait l’apparence d’un masque hiératique.

Je suis retourné dans les salles cervicales, et j’ai pu acquérir la conviction qu’il en existe une ceinture qui entoure entièrement le globe. Quel est exactement le rôle de ces piles de matière grise ? Pensent-elles pour le reste de l’espèce, comme nous l’avons cru tout d’abord ? Diverses expériences auxquelles je me suis livré m’inclinent à rejeter cette hypothèse. Ces entassements de cerveaux fabriquent l’énergie nouvelle, la répandent sur la terre entière, reçoivent les sensations et donnent les ordres. Tout cela est entièrement automatique. Il ne s’agit point de pensée, mais de réflexe.

Comment se transmet cette énergie ? Comment les hommes-cerveaux communiquent-ils avec les autres ? Je n’ai pu le comprendre. Un homme de 1800, placé devant un poste de T.S.F., comprendrait-il ?

Les hommes-cerveaux, comme les autres, obéissent à la loi suprême, qui est la loi de l’espèce confondue désormais avec celle de la cité. Elle soumet l’humanité à ses obligations comme la pesanteur ou toute autre loi physique. Son règne est évident. Moins évident au XXe siècle, n’est-il pas tout aussi rigoureux ? Quelle différence profonde existe-t-il entre la ronde des petits mâles autour de la reine et le quadrille que les hommes de notre siècle dansent avec les femmes nos contemporaines ? La nécessité puissante de la reproduction les meut comme pantins. Ils se croient libres, chantent l’amour, et les yeux et l’âme de leur bien-aimée. Et la loi de l’espèce les mène par le bout du sexe. Tristan, Roméo sont de simples porte-graine. Ils ont mission de la déposer dans le terrain qui l’attend et qui est toujours le même, qu’il se nomme Iseult ou Juliette. Le reste est littérature.

Mes voyages en l’an 100000, mes explorations autour du ventre immense de la femme, de ses six mille vulves identiques, dissimulées derrière six mille formes de mirages, m’ont ouvert les yeux sur la condition humaine. Mais Dieu aidant, et celle aussi à qui je pense, j’aurai bientôt retrouvé la faculté d’illusion.

 

 

 

 

Annette sortit de son évanouissement pour entrer dans le délire. Philomène la soigna avec des tisanes. Elle gardait trente sortes d’herbes dans les boîtes en fer.

Un jour d’octobre, la jeune fille se releva pour faire ses premiers pas. Elle voulut gagner près de la fenêtre le grand fauteuil Dagobert qui lui tendait ses vieux bras solides. Le plancher s’enfonça sous chacun de ses pieds à des profondeurs différentes, le plafond tangua, les murs se mirent à tourner, l’armoire vint remplacer la fenêtre, le lit courut après l’armoire. Philomène reçut la convalescente dans ses bras, l’assit, lui mit un gros coussin sous les pieds, l’enveloppa d’une couverture de laine brute qui sentait le mouton.

Annette n’osait penser, ne voulait pas se souvenir. Elle préférait garder sa tête si vide. Elle regardait le jardin que voilait une pluie grise, fine, presque brume. Un plant de marronnier avait poussé tout près de la fenêtre. L’automne lui laissait une feuille dont les cinq doigts jaunis pendaient vers le sol. L’un d’eux, parfois, se déchargeait d’une goutte, et remontait de quelques millimètres vers le ciel qui l’accablait de nouveau du fardeau impondérable de la bruine.

Saint-Menoux arriva quand le jour finissait. Elle le vit venir du fond de l’allée. Il descendait comme un noyé gris dans le soir. Annette sentit son menton trembler et des larmes ajoutèrent leur brouillard à celui de la pluie.

Le brouillard, la pluie, le froid, la mort étouffent le monde, écrasent Annette. Elle a peur, elle sanglote, elle crie, elle appelle : « Pierre ! Pierre !… » S’il n’arrive pas aussitôt, s’il tarde plus d’une seconde, il ne la trouvera plus, elle sera morte…

Pierre court, bouscule la porte, éclaire. Il jette son pardessus mouillé. Il est grand, il sourit, son visage est doré par la vive lumière. Il prend dans ses bras l’enfant perdue, la berce, baise ses yeux.

Le sortilège est fini. Pierre a fermé les volets, tiré les rideaux contre la nuit et contre l’eau. Annette, dans ses bras, sanglote à gros hoquets, pour bien soulager le fond de son cœur.

 

 

 

 

Nous avons été stupides de nous abandonner au chagrin, avait dit Pierre. Ce que votre père a fait pour Philomène, nous pouvons le faire pour lui. Quand vous serez tout à fait rétablie, nous irons le retrouver dans le passé, nous l’empêcherons de partir pour ce funeste voyage et nous lui éviterons la mort.

Le jour de la Toussaint, à son retour de la messe, Philomène trouva Noël Essaillon, son maître, installé dans le fauteuil avec toute sa barbe. Annette, transfigurée de joie, et Saint-Menoux souriant se tenaient auprès de lui.

— Eh bien, Philomène, dit l’obèse, de sa meilleure voix, vous semblez surprise… Il n’y a vraiment pas de quoi !

— Le Diable ! Vous êtes le Diable !… murmura la servante.

Son visage exprimait l’horreur et l’épouvante. Elle fit un signe de croix sur sa poitrine plate et sortit de la pièce à reculons, les yeux flamboyants sous ses sourcils gris.

Saint-Menoux se mit à rire, mais Annette avait pâli, et le savant lui-même semblait affecté.

Le soir, son père couché, Annette s’en fut dans le jardin. Pierre l’attendait au pied d’un acacia. Ils se promenèrent dans la nuit humide. Leurs pieds foulaient les feuilles. La lune à son dernier quartier blêmissait le plafond des nuages.

— Annie-Annette, ma chérie, vous n’avez pas froid ?

Elle se serrait contre lui et répondait :

— Près de vous, je n’aurai jamais froid…

Puis ils ne disaient plus rien, et cela leur suffisait.

 

 

Philomène se glissa hors de son lit, traversa les couloirs, à pas nus, entra sans frapper dans la chambre de l’infirme, fit la lumière. Essaillon, clignotant, ahuri, se redressa à grand-peine dans son lit :

— Qu’est-ce que vous voulez, Philomène ?

Elle se dressait devant lui, maigre, en chemise. Ses cheveux gris tombaient en mèches plates autour de son visage.

— Je veux que vous retourniez d’où vous venez ! dit-elle de sa voix de paysan.

— Comment ? fit le savant, stupéfait.

— Et puis que vous m’emmeniez avec vous…

Essaillon haussa les épaules.

— Allez-vous coucher, ma pauvre Philomène. Vous perdez la raison !

Elle ne voulait pas partir. Elle s’expliqua, avec des mots rudes. On n’a pas le droit de voler la mort. Quand on meurt, c’est que Dieu l’a voulu. Il a fixé l’heure. Maintenant, c’est l’enfer qui les attend tous les deux. Dieu avait puni son maître en lui donnant une mort terrible. Mais cette épreuve le rachetait peut-être de ses fautes. S’il se dérobait, un châtiment terrible l’attendait pour l’éternité. Il fallait retourner vers la mort et emmener la pauvre servante, accablée par cette vie volée.

Elle gronda, se mit à genoux, pleura. Les larmes coulaient sur sa vieille peau. Elle reniflait. Elle était laide.

 

 

 

 

Les jeunes gens s’étonnaient de voir l’humeur nouvelle d’Essaillon. Il avait perdu le sourire, son goût pour toutes les joies. Il s’assombrissait. Il commença de maigrir. Saint-Menoux, qui travaillait avec lui à la rédaction de son Etude sur révolution de l’espèce humaine, le trouvait distrait, absent. Il se désintéressait de son travail, se perdait de longues minutes dans des rêveries d’où il revenait avec une sorte de frayeur dans les yeux.

Il dut s’aliter. Sa peau flottait autour de lui. Son visage s’allongea. En quelques jours, sa barbe perdit toute gloire, tourna à une triste couleur grise. Elle semblait avoir essuyé de vieilles poussières dans les coins.

Philomène continuait de le harceler, furieuse.

— Vous allez encore mourir ! Cette fois, vos sales inventions ne pourront rien pour vous. Et vous serez damné !

Elle négligeait le ménage. Elle guettait, au bout du couloir, les occasions de trouver le malade seul. On l’entendait grincer des dents, rabâcher des patenôtres derrière les portes. Vingt fois par jour, elle entrait dans la chambre d’Essaillon. Il gémissait quand il la voyait arriver, tirait les couvertures sur sa tête. Mais rien n’empêchait la vieille voix de crécelle de porter la peur jusqu’à ses oreilles. Et quand Philomène était partie, ses paroles demeuraient.

Saint-Menoux fit venir un médecin qui diagnostiqua un épuisement nerveux et une grande fatigue du cœur, compliqués d’urémie. Le savant exigea la vérité.

— Vous ne passerez pas la semaine, fit paisiblement l’homme de l’art.

Essaillon lui jeta son oreiller à la tête, balaya d’un geste furieux les fioles qui encombraient sa table de chevet, insulta Saint-Menoux qui tentait de le calmer.

Quand il eut retrouvé son sang-froid, il fit appeler sa fille. Elle s’assit près de son lit. Elle essayait de sourire, et pleurait. Il la regarda longuement, avec passion, avec désespoir.

— Annette, mon petit, je vais te quitter, dit-il. N’en aie point de peine. Nous pourrions tricher encore, éterniser ces quelques heures qui me restent. Mais je ne veux pas. Dieu me manifeste sa volonté. Je vais obéir.

Il soupira. Ses yeux étaient enfoncés très loin dans sa tête. Philomène grinçait derrière la porte.

Un prêtre arriva dans la nuit. Il s’enferma avec Essaillon et Philomène, reçut la longue confession, donna l’extrême-onction au maître et à la servante.

Il s’en fut à l’aube. Dans le vestibule, il trouva Saint-Menoux endormi sur le canapé, Annette blottie, toute petite, épuisée, contre lui. Il hocha la tête, leva une main pleine de bénédictions. Il laissait la porte ouverte. La chambre était vide.

 

 

 

 

Annette trouva le testament sur le lit qui ne gardait même pas trace du corps de son père. Le savant déclarait que, pour essayer d’échapper à l’enfer, il retournait volontairement vers sa première mort. Il lui fallait tout son courage, car il allait subir de nouveau l’accident en sachant cette fois ce qui l’attendait. Il espérait que Dieu lui tiendrait compte de l’épreuve. Il recommandait à sa fille et à Saint-Menoux de ne jamais se révolter contre les décisions de la Providence.

«… Peut-être notre curiosité, ajoutait-il, et même la raison première de nos voyages étaient-elles impies. Vouloir changer la condition des hommes, essayer de leur éviter fût-ce le moindre malheur, n’est-ce pas aller contre la volonté divine ? Nous sommes ici-bas pour expier. Les souffrances que nous endurons, nous les avons, personnellement ou collectivement, toutes bien méritées.

« Pierre, mon cher enfant, je vous laisse le soin de décider si vous devez ou non poursuivre les expériences. Pour ma part, cela ne m’intéresse plus. Je n’ai d’autre pensée que de paraître devant Dieu avec assez d’humilité pour me faire pardonner mes audaces. Et que sont mille ou deux mille siècles, quand on est attendu par l’Eternel ?

« Mais je vous adjure de ne point révéler le secret de la noëlite, qu’Annette sait fabriquer, à nos malheureux frères les hommes. Ils ne l’utiliseraient que pour leur tourment.

« Veillez sur ma chère fille en attendant qu’elle ait assez grandi pour trouver un mari.

« En souvenir de mon corps périssable, je vous laisse ma barbe. Vous la trouverez dans l’armoire, à côté des mouchoirs… »

La servante avait ajouté un mot. Elle s’excusait. De là-haut, elle prierait pour sa petite Annette. Elle donnait l’adresse de sa nièce Catherine, qui pourrait la remplacer pour le ménage.

Annette avait eu déjà tant de peine que cette nouvelle épreuve ne put accroître son chagrin. Au moyen de pastilles, elle fit quelques voyages dans le passé, auprès de son père vivant. Elle le retrouva rose et blond, et optimiste, ignorant les épreuves qui l’attendaient.

Soulagée de savoir que, quelque part dans le temps écoulé, il était encore et pour toujours heureux, elle espaça ses visites, s’habitua peu à peu à l’idée d’être séparée de lui par une distance que chaque jour accroissait. Elle savait qu’elle le reverrait quand elle voudrait. Elle se contenta bientôt de cette certitude. Elle ne quitta plus le présent. Elle pensait à l’avenir. Elle aimait.